Ceux qui marchent

avec aisance, remonte le flot de marcheurs un à un, même s’il faut pour cela ignorer la brûlure qui tisonne ses mollets. Sur son passage, on marmonne et on grogne. Le pas se cale sur le sien : le groupe se désorganise, se déporte sur le côté, s’étire et se contracte comme un morceau de textile malmené. Un homme se hisse au côté de l’enfant et lui ordonne de baisser l’allure. — Mes parents m’ont dit qu’on ne marchait pas assez vite, ment le garçon. — De quoi se mêlent-ils ! s’écrie l’homme. C’est moi qui cale la cadence, et personne d’autre ! Le garçon reconnaît alors son voisin. C’est lui qui est toujours levé avant tout le monde, qui donne l’ordre de partir ou de rester. Le Chef de File. Mais il ne s’émeut pas. — Je répète ce qu’ils m’ont dit, s’entête-t-il, c’est tout. — C’est vrai que nous avons un peu de retard, dit l’homme en levant la tête vers la boule pâle du soleil. Mais si non forçons trop l’allure, nous perdrons encore du monde. Le Chef de File sort un instrument rudimentaire de sa poche, une petite plaquette de bois au milieu de laquelle est plantée une courte branchette bien droite. Nièj y jette un œil, sans rien montrer de la curiosité qui l’anime. — Nous marcherons simplement plus longtemps, reprend le guide, et quand nous aurons dépassé le zénith, nous pourrons nous reposer. Les estomacs ne devraient pas réclamer avant un certain temps. Mais… je m’étonne que tes parents t’aient déjà parlé de cela ! D’ordinaire, on attend la première hotte. — Eh bien à moi, ils m’ont expliqué. — C’est une erreur, s’emporte l’homme, ça effraie les enfants, et ça grève le rythme de la marche. Je leur en parlerai ! — Mais moi, s’obstine Nièj, je n’ai pas peur. Le destin d’un marcheur, c’est de marcher, voilà tout. — C’est bien vrai, bredouille le Chef de File, désarçonné. Nièj se dégoûte d’avoir recours à ces phrases dénuées de sens et qu’il déteste tant ; mais il sent qu’il peut acquérir, en bluffant, cette connaissance que ses parents lui interdisent. Alors il reste attaché aux pas du guide qui le regarde en biais de temps à autres. — C’est vrai, finit par dire ce dernier, que tu as l’air d’un gamin courageux. Tes parents ont dû le sentir. Parce qu’il faut du courage pour affronter la vie d’un marcheur. Comme je te vois là, je t’imagine bien un jour Chef de File. Peut-être mon successeur, qui sait ? Quand je devrai m’arrêter… — La tâche a l’air intéressante, glisse le garçonnet. — Mais elle est dure. Garder tout un peuple sous le zénith sans trop en perdre en route est un rôle parfois cruel. Mais le bien du groupe passe avant tout. Largement avant son propre confort. — A quel moment faut-il s’inquiéter ? demande l’enfant, en espérant que sa question vague ne trahisse pas son ignorance. Ceux qui marchent - Sébastien Gollut 4

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