Ceux qui marchent

— Quand le soleil est à mi-chemin de l’horizon, explique l’homme, la température tombe à moins soixante. Elle chute à moins deux cent dix à la nuit tombée. C’est plutôt brutal comme changement. Comme on doit s’arrêter pour dormir et manger, il faut jouer sur les limites. Le monde tourne très lentement sur lui-même, assez pour qu'on puisse rattraper la course du soleil à grandes enjambées. Ça veut dire qu'enmarchant trop vite dans la direction du couchant, on revient dans le matin glacial, et si on s'attarde trop au même endroit, on se laisse rattraper par le soir et ses températures impossibles. Ainsi, l’indicateur principal pour le Chef de Fil, c’est le givre. S'il apparaît alors que le soleil est derrière nos têtes, il faut se reposer, et s'il cristallise tandis que le soleil est devant nous, il est temps de presser le pas. Seules les températures autour de midi sont vivables. Nièj hoquète : d’un seul coup, le voile d’incompréhension se déchire et ses lambeaux le brûlent. Il prend soudain la dimension de cet exode permanent, de cet univers de contraintes vitales qui pèsent sur les épaules des adultes. Il saisit aussi ce qu’il advient de ceux qui restent, de ceux qui empêchent le groupe de suivre un rythme adéquat, de Mohé demeuré en arrière. La notion de bien du groupe le pénètre comme une lame. Frappé de stupeur, horrifié, le garçonnet ralentit, se laisse peu à peu rattraper par les marcheurs, puis se retrouve à la hauteur de ses parents. Il les regarde un instant, comme on toiserait des étrangers. Son père lui parle, mais Nièj ne voit que ses lèvres bouger sans y trouver de sens. Il regarde avec un infini détachement cette mère, ce père, et il leur en veut. De quoi ? De lui avoir caché le secret de ce monde qui les dévorera tous jusqu’au dernier ou de ne pas l’en avoir suffisamment protégé ? Il n’en sait rien et la question cesse d’exister à partir du moment où il quitte ses géniteurs sans un mot, les laissant à leurs remarques creuses, à leur sollicitude inutile. Une seule obsession l’habite désormais : trouver un sens à une vie toute tracée, monotone et dont le but n’est qu’un horizon lointain, un leurre. Aussi vite que possible, il doit trouver une aspérité sur ce mur de glace au bas duquel il glisse inexorablement ; sans quoi, autant s’abandonner tout de suite au vide. Pourtant, entre se voir déçu de la vie et envisager froidement la mort, il y a un pas que le jeune garçon ne franchit pas. Il doit y avoir, quelque part, une raison d’espérer qui lui échappe. Alors il furète, marche au hasard, jusqu’à trop s’épuiser entre les adultes, parmi lesquels certains le dévisagent à la dérobée. À son tour, il les détaille comme il ne l’avait jamais fait auparavant : il y a celui-ci, les yeux perdus dans le vague, qui habite dans sa tête. Que peut-il s’y passer ? Y réinvente-t-il une vie meilleure ? Il y a celle-là, plus loin, qui frictionne de temps en temps un bout de bois marqué à coup d’ongles en marmonnant. Que dit-elle ? À qui parle-t-elle ? Nièj s’en rapproche sans parvenir à en savoir davantage. Et puis celles-ci, des mères qui portent leurs enfants dans le dos. Faut-il être inconscient pour mettre des êtres fragiles dans un monde pareil ! Pour preuve, ils ne savent pas encore dans quelle galopade dérisoire on les a embarqués qu’ils ont déjà la mine résignée de leurs parents. Où est il est, ce fichu sens ! Une seule mission revêt un tant soit peu d’intérêt dans ce monde de fou. Ceux qui marchent - Sébastien Gollut 5

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