Ceux qui marchent

— Mohé. — Ton grand-père devait s’arrêter, dit la mère avec embarras, cela n’avait rien à voir avec la force de ses jambes. — A moi, il m’a dit qu’il voulait bien s’arrêter, et qu’il était ravi de le faire dans un si bel endroit. — C’est sûrement vrai, conclut sa mère. — Ça doit être vrai, insiste le gamin indécis, sinon à quoi bon organiser une fête ? — Oui, à quoi bon… La fête… La mère se remémore ce moment de séparation qui porte si mal son nom. L'événement lui semble à la fois loin et proche dans le jour sans fin de la planète, seulement rythmé par les siestes imposées. Les échos des célébrations lui paraissent déjà vieux, et pourtant… C’était juste avant le dernier sommeil ; le Chef de File avait choisi un endroit agréable et décrété qu’il fallait célébrer ici le non-départ de cinq des leurs. Parmi eux, il y avait Mohé, trois femmes d’âges divers et un grand échalas maladroit. On avait chanté, mangé, mais une certaine mélancolie s’était attachée aux ritournelles autant qu’aux gestes. On ne s’était guère attardé en festivités, ainsi qu’il était de coutume. Le temps, pour tous, constituait un paramètre trop important pour que quiconque le gâche sans regret. Le sommeil était venu rapidement, et le réveil tout aussi vite. Et depuis lors, cinq marcheurs manquent dans le peloton. La mère jette un regard sur ses talons, mais le groupe a trop progressé pour qu’elle puisse encore voir Mohé, son père. Peut-être est-il déjà dans le bosquet au bord duquel ils ont dormi ? Le lieu, couvert d'une végétation deux fois plus haute qu'un homme, paraît enviable dans le paysage uniforme de mousses et de lichens gommeux. Noir, ocre, vert sombre, le décor serait sans doute beau s'il offrait un peu de variété. Il serait probablement séduisant, si l'on avait au moins le temps de s'arrêter pour le détailler. Un nouvel arrivant pourrait peut-être même se fendre d’une exclamation ravie. Pour les marcheurs en revanche, l’heure n’est jamais à la contemplation. Il faut aligner les pas sans défaillir. Fouler le sol élastique comme s'il devait indéfiniment défiler sous les pieds, sans savoir si l’on passe par là pour la première ou la millième fois. Et comme les autres, la mère de Nièj s'y plie. Elle porte une main à son visage et chasse une larme en prétextant le sommeil. Son garçon s’écrie : — J’en ai assez de marcher ! Je veux m’arrêter, comme Mohé ! — Jamais ! crache son père entre ses dents. Tu dois avancer. Nous devons tous rester en groupe. — Pourquoi faut-il marcher ? — Je te l’ai déjà expliqué ! Parce que c’est ainsi. Le destin d’un marcheur, c’est de marcher, ça semble évident ! Excédé, le garçon s’arrête brusquement. Son père, quand il s’en aperçoit, retourne en arrière en courant et ramène l’enfant dans le rang par les cheveux. Piqué au vif, les yeux luisant autant de chagrin que de colère, Nièj force l’allure pour distancer ses parents. Sa petite carrure se glisse entre les adultes Ceux qui marchent - Sébastien Gollut 3

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