Ceux qui marchent

Ce genre de phrases toutes faites a le don d’énerver Nièj : les adultes semblent devoir les utiliser chaque fois qu’ils veulent se dérober à la discussion. Le gamin tente de se rebeller, d’exiger mieux qu’une formule creuse, mais une voix l’en dissuade. C’est celle de son père qui l’appelle d’un ton rogue et finit par le rejoindre, le visage cramoisi. — Veux-tu nous mettre en retard ? — Je parlais avec Mohé, répond Nièj, bravache. — Les marcheurs attendent sur nous, pas question de se faire remarquer ! — Ne sois pas trop dur, Kaob, intervient le grand-père. Autant fâché qu’effrayé, le père ne prête pas attention aux paroles de Mohé. Il attrape son fils par une oreille et le tire ainsi vers ce qui fut le campement. Les marcheurs se sont rassemblés et s’attèlent à boucler les sangles qui maintiennent solidement les hottes sur leur dos. Kaob lâche son fils et enfile son fardeau le plus vite possible. La maman, elle, est déjà prête, et elle encourage les siens d’un regard suppliant. — En avant ! L’ordre, fusant du groupe de tête, tombe comme un couperet, et les marcheurs se mettent en branle sans attendre. Des centaines de pieds nus foulent en cadence le sol couvert de lichens caoutchouteux. Deux ou trois marcheurs se retournent, furtivement, pour jeter un œil sur ceux qui ne partent pas. Un bref coup de tête, geste malvenu, considéré par la majorité comme un signe de faiblesse. Le garçonnet y cède, sans complexe. Nièj ne porte aucun bagage : il est trop jeune. Il n’y a pas si longtemps qu’il est descendu du siège- porteur de sa mère. La marche indépendante est déjà un pas vers l’âge de raison, mais malgré tout, tant qu’il ne portera pas sa propre hotte, on ne l’entendra pas comme n’importe quel autre membre de la tribu. Il aimerait brûler les étapes, demander à son père de lui construire une petite hotte d’enfant, où il pourrait glisser au moins sa propre natte, mais il se retient. D’abord, son père refusera ; et puis ses jambes le cuisent déjà terriblement. Les moments de repos ne suffisent pas à ses muscles pour se détendre. Ses petites cuisses maigres devront encore souffrir pour gagner la vigueur de celles de ses parents. Nièj regarde les mollets de son père, puis ceux de sa mère : ils sont robustes et noueux, âpres au regard, chaque fibre saillant sous la peau affirme leur solidité. De belles jambes pleines de force, comme celles de Mohé. Avec de tels membres, le grand père a pu s’arrêter. Pourquoi pas ses parents ? Il décide de leur demander. Ils blêmissent, et sa mère lui répond : — Qui t’a dit cela ? Ceux qui marchent - Sébastien Gollut 2

RkJQdWJsaXNoZXIy NTc4NTAz