Ceux qui marchent

Ceux qui marchent — En marche ! L’ordre tonne, roule comme un tonnerre de bouche en bouche, se répercute de famille en famille. On se lève sans tarder, on remballe un maigre barda qui tient tout juste dans une hotte en rotin et l’on se regroupe dans une rumeur fatiguée. Nièj se frotte les paupières d’un revers de poignet, la mine renfrognée. Il lui manque quelques heures d’un sommeil qu’il n’a pas su trouver, l’esprit préoccupé. Le rituel du lever l’assomme, l’agace même. Après chaque période d'endormissement, ce sont les mêmes gestes qui se répètent inlassablement, comme une mécanique sans âme, dénuée de sens pour l’enfant. Cette routine exaspérante laisse peu à peu des traces sur son visage poupin : une moue obstinée, un léger pli entre ses sourcils froncés qui disparaît de moins en moins souvent, des yeux dont l’éclat se ternit. Nièj était jusqu’à présent un garçon docile et agréable ; aujourd’hui, il se croit capable de comprendre le monde qui l’entoure et il pose une multitude de questions pressantes. Mais les réponses qu’il reçoit, quand il en reçoit, ne le comblent pas. L’insatisfaction était plus cuisante encore ces derniers jours, alors que sa famille semblait atteinte d'une fébrilité qui ne lui est pas coutumière. Il délaisse ses préparatifs un instant, se glisse entre les familles affairées et retrouve Mohé, son grand-père. — Grand-père, tu ne te prépares pas ? — Pas cette fois, fait l’aïeul avec un sourire serein. — Pourquoi ? — Parce qu’il faut marcher, que je l’ai fait toute ma vie et que je n’en ai plus envie. Je me sens très bien ici et je souhaite y rester. — On n’est pas obligé de marcher indéfiniment ? demande le garçonnet ahuri. — Indéfiniment ? Bien sûr que non ! Mais pour pouvoir profiter d’un chouette endroit comme celui-ci, il faut avoir beaucoup marché et s’être fait de beaux mollets. Le grand-père rigole en pinçant doucement la cuisse tendre du petit garçon et ajoute : — Y a encore du travail pour te forger de solides gambettes de marcheur. Tes parents y veilleront, j’en suis sûr. — Et après je pourrai m’arrêter aussi ? — Chaque chose en son temps, mon garçon. A chaque âge son lot. Ceux qui marchent - Sébastien Gollut 1

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